Le paradoxe de Moravec
Nous connaissons intuitivement tous ce paradoxe de Moravec, qui saute aux yeux lorsque nous traversons des pays au coût de main d’œuvre très bas : des tâches à faible qualification effectuées par un grand nombre de salariés (ou pas) pauvres sans aucun équipement. L’automatisation de leurs tâches serait une aberration économique. Au moment où de plus en plus de personnes s’interrogent sur l’impact sur l’emploi de l’intelligence artificielle et de la robotisation, ce paradoxe éclaire le sujet sous un angle intéressant, à défaut d’être rassurant.
Le paradoxe de Moravec, de quoi s’agit-il ?
Citant Pierre Jacquemot, l’encyclopédie Wikipédia précise que le paradoxe de Moravec peut se résumer à l’idée que « le plus difficile en robotique est souvent ce qui est le plus facile pour l’homme ». Effectivement, nous observons avec les développements de l’intelligence artificielle que les raisonnements complexes sont plus faciles à reproduire que des activités sensorimotrices simples.
Certains emplois industriels et tertiaires sont facilement automatisables car ils suivent des procédures établies, ils sont reproductibles et codifiés. De part et d’autre de cette catégorie d’emplois, nous trouvons les emplois à très haute qualification, exigeant créativité, voire collaboration avec les machines, ainsi que des métiers à faible ou très faible qualification, comme ceux que nous évoquions en introduction. Les extrêmes du continuum de qualification des métiers sont relativement épargnés par le risque de destruction d’emploi lié à l’automatisation et à l’IA. Cette polarisation découvre une tranche moyenne de population, particulièrement exposée, elle, au risque de voir son métier irrémédiablement préempté par des robots.
La dimension économique, qui protègerait les emplois les moins qualifiés, n’est pas la seule à étayer ce paradoxe. L’argument le plus consistant est issu des neuro-sciences. Hans Moravec précise :
Le cerveau humain a encodé des millions d’années d’évolution sur la nature des choses et comment vivre avec. Le procédé que l’on appelle raisonnement n’est efficace que parce qu’il est basé sur le savoir sensorimoteur, plus vieux, plus puissant bien qu’inconscient.
Ce qui fait l’Homme
Jusqu’ici les grandes mutations ont ouvert la voie à de nouveaux mondes, selon le principe de la destruction créatrice. La liberté conquise par l’automatisation a augmenté qualité et durée de vie ; un monde de loisirs, de culture et de consommation s’est largement épanoui. Nous pressentons qu’aujourd’hui la rupture risque d’être plus brutale et plus définitive.
Le creuset culturel et l’inconscient collectif font l’Homme. Il est aussi remarquable par son aptitude à apprendre, en utilisant les registres sensoriels, moteurs, émotionnels et rationnels tout à la fois. Ces apprentissages s’inscrivent dans la longue histoire de l’humanité, et préparent ceux des générations futures. Ils s’expriment notamment sous forme d’habilités non pilotées par la conscience. On sait, c’est tout ! C’est là que réside l’un des challenge les plus cruciaux de l’industrie de l’IA, échappant au codage, pour l’instant non reproductible.
Depuis plusieurs décennies, des scientifiques éminents annoncent l’imminence du chaos. A tort, en tout cas pour le moment… Pour autant, certains s’alarment, tel Elon Musc, « L’IA est un cas rare où je pense qu’il faut être proactif dans la réglementation plutôt que d’être réactif. Parce que je pense qu’au moment où nous sommes réactifs dans la réglementation, il est trop tard » lors de la réunion d’été du National Governors Association (NGA).
Alors que faire, ici et maintenant ?
Certains métiers pâtissent d’une image dégradée, qui se traduit à travers les difficultés à pourvoir les postes vacants. Il s’agit pourtant d’emplois non délocalisables et requérant ces savoirs sensitivomoteurs difficilement reproductibles. Les métiers de l’aide à la personne, par exemple, entrent dans cette catégorie. Rendre attractives ces carrières et en faire des parcours de choix suppose une conscience et une action politique volontariste, faute de quoi il faudra baptiser ce nouveau paradoxe
Sans céder à la panique, une réflexion doit s’amorcer. Quel projet de société voulons-nous ? Quelles règles éthiques et donc quelles réglementations doivent être mises en place ? Quel vivre ensemble entre hommes (et femmes!) augmenté(e)s ? Quelles cohortes de métiers sont susceptibles d’être détruites par la robotisation ? Quelles réponses y apporter ? …
Ces sujets de gouvernance sont passionnants, s’inscrivent dans un temps relativement long, sont au cœur des enjeux stratégiques et donc des missions des Conseils d’Administration. Il serait légitime que les administrateurs s’en emparent, pour ouvrir et nourrir des champs qui sont sans impact sur les comptes trimestriels, mais déterminants pour la performance durable des entreprises qu’ils conseillent. Le paradoxe de Moravec leur apporterait une grille de lecture en même temps qu’une alerte.
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